Une enfance pendant la guerre

Le jardin n’était pas du tout entretenu mais il fit notre bonheur.

Il y avait d’un côté une partie jungle dans la quelle nous ne pénétrions jamais et, de l’autre, une partie divisée en plusieurs parcelles. L’une d’elles fut longtemps notre domaine (je parle des trois grandes) : nous avions aménagé là un arbre dans lequel nous passions de longues heures. C’est là aussi que vivaient les tortues (la plus grosse fut rapidement baptisée "Mathusalem ").

Dans l’autre parcelle habitaient nos poules " Toupette " et " Odette " et notre coq " Belle queue ". Nous les aimions beaucoup mais malheureusement ils ne tardirent à nous être subtiliser ainsi que les patates douces que nous avions plantées. C’était là aussi que nous jouions aux billes.

A ce moment là les privations ont vraiment commencées : pendant des années nous n’avons connu ni beurre, ni confiture, ni lait, ni pâtes, ni riz ; même pas de pommes de terre. Nous avions droit à un litre d’huile par mois pour toute la famille. Les repas consistaient souvent en sardines et purées d’oignons ou topinambours (pas de fromage, évidemment). Mais nous n’avons jamais manqué d’oranges ou de mandarines. François-Xavier en a même mangé une fois 14 à la suite. Le pain se faisait rare : un morceau minuscule par jour et par personne. Aussi les visites de Monsieur Mesnard (professeur de philosophie, grand ami de Papa) étaient elles très appréciées. Il déjeunait au mess des officiers et débarquait de temps et temps à la maison avec une miche de pain. Nous l’aurions embrassé ! Il était aussi grand que gros, quelquefois très sérieux et quelquefois très drôle. Il s’amusait à nous faire sauter sur ses genoux, en particulier Babeth qu’il aimait beaucoup. C’est une figure de notre enfance.

A propos de pain, il ne faudrait pas que j’oublie le jour où Babeth en a volé.

C’était à l’école ; après le déjeuner les religieuses préparaient toujours le goûter des pensionnaires. Babeth le savait et une fois elle est allé chipper quelques morceaux de pain qu’elle est venue fièrement nous montrer. Naturellement, en digne fille de mon père, j’ai été horrifiée. Mais je crois qu’elle même ne s’est pas très bien rendu compte de son larçin. Elle devait être vraiment affamée.

Au petit déjeuner nous mangions un curieux produit poisseux baptisé pompeusement " sucre de raisin ". Ce n’était pas vraiment bon.

L’unique fois où nous avons eu droit à des pommes de terre c’est le jour où François Xavier a été renversé par une voiture. Je m’en souviens d’autant mieux que c’était moi qui le ramenait de l’école (il avait 6 ans) et que je me suis sentie responsable de l’accident. Guigui a été épatante : voyant à quel point j’étais malheureuse elle ne m’a pas fait un seul reproche. Il sorti d’ailleurs indemne de l’aventure, mais le conducteur de la voiture tint à lui faire une petite visite à la maison, et il arriva quelques jours après avec un grand panier de pommes de terre. Quelle fête ! Cette histoire a marquée toute la famille.

Et, le jour nous avons " re-mangé " des pâtes est resté dans les annales. Tout l’après-midi nous avons pensé avec délectation à notre repas du soir.

Quand nous avions trop faim, nous allions à la cuisine avec Guigui, après le couché des petits, et nous dévorions de la farine toute crue. C’était de la Bruzarine.

Les vêtements étaient distribués avec des tickets, et encore, au compte gouttes ! Guigui passait beaucoup de temps à raccommoder (surtout les affaires de Babeth qui déchirait tout), et c’est à cette époque que Marie-Anne et moi avons appris le raccommodage. Nous avions dix et onze ans, mais cela ne nous ennuyait pas trop. Je dois dire que je n’ai pas vraiment persévéré par la suite. Nous marchions pieds nus, sauf pour aller en classe : nous savions bien que nos sandales avaient été fabriquées dans de vieux pneus " Michelin " et que nous n’avions guère de rechange.

Un soir que Marie-Anne et Babeth tardaient à rentrer, François-Xavier déclara tout à trac : " Comme ça, on aura plus d’huile ", et Martine d’ajouter : " Moi je préfèrerais que ce soit Babeth qui ne revienne pas " (peut être parce qu’elle mangeait beaucoup ?).

Guigui avait, pour l’aider, une petite jeune fille du nom de Thérèse Saval. Elle avait quinze ans, mais pour nous c’était une grande personne et nous la regardions avec respect se laisser conter fleurette par les soldats de la caserne voisine. Toute " fofolle " qu‘elle était, elle a rendu bien des servies. Je crois que c’était elle qui faisait la lessive. Ou bien était-ce une " fatma " ? J’avoue que je ne sais plus très bien. Je m’aperçois qu’il est bien difficile de rassembler de vieux souvenirs : j’étais sur le point d’oublier les interminables queues (en Algérie on disait " chaînes ") que Guigui faisait chez le boucher pour essayer d’avoir de la fressure c’est à dire les bas morceaux de viande réservés généralement aux animaux.

Page précédente <----  Une enfance pendant la guerre    ----> Page suivante